La Passe à l'entrée

Notes aux candidats passeurs ou passants

par Willy Apollon
Conseil Clinique du Gifric

Le Savoir de l’expérience sur ce qu’il en est de l’inconscient, de son action et de ses effets, voilà ce que nous mettons au principe de la Passe à l’entrée pour l’École.

Quelles ruptures et quelles subversions la jouissance surgie de l’expérience analytique du transfert, a-t-elle apportées dans la vie et la position d’un sujet? Et comment auront opéré ces déplacements? Tout un ensemble de questions ici sont de rigueur. Elles évoquent le savoir qui se dépose dans l’expérience sur l’inconscient, cette structure du rapport du sujet à la jouissance et à l’ab-sens de l’Autre telle qu’elle se manifeste sous l’action du transfert.

C’est sur cette base que le membre de l’École s’inscrira dans un cartel, l’unité de base du transfert de travail dans l’École, pour soumettre le savoir issu de l’expérience au travail d’être confronté aux textes de Freud et de Lacan, à la doctrine, aux théories psychanalytiques et aux applications cliniques de la psychanalyse. L’archivage du travail des passes et des cartels, permettra à l’École et à ses cercles d’établir ce qu’il en est du savoir de l’expérience, en tant qu’il constitue l’objet de la psychanalyse, en regard de la doctrine reçue et acceptée par tous les psychanalystes, et des théories psychanalytiques qui développent et enrichissent cette doctrine.

Un double enjeu doit nous retenir dans cette question du savoir dans la psychanalyse.

D’abord soyons au clair sur son statut. La psychanalyse prétend à un savoir qui n’est pas inclus dans le réel comme le savoir dont la science fait son objet, de l’extraire selon certaines méthodes et procédures de ce réel où il se love. Le savoir qui fait l’objet du désir du psychanalyste est le reste d’une expérience qu’une logique singulière conduit à son terme. C’est de son rapport à ce terme, visée du désir de l’analyste, et à cette logique, effet de son acte, que l’analyste escompte le savoir, comme ce qui peut résulter de cette expérience, comme ce qui se soutient d’une éthique à la place où c’était le symptôme.

L’expérience en question est la confrontation du sujet analysant à un réel causé par un acte spécifique de l’analyste, le transfert. Que l’Ab-sens de l’Autre de l’adresse confronte le sujet de la demande à l’effraction d’une jouissance spécifique, relève en effet d’une position éthique décidée de l’analyste. Ce moment de bascule force le sujet au relais du désir de savoir ou au symptôme sous transfert. Ce qui s’ensuit de travail de cette jouissance à la lettre du corps pour l’analysant, dans la répétition du signifiant du rêve, de la lettre du symptôme ou l’objet du fantasme, relève dès lors d’une logique singulière déjà à l’œuvre, depuis la quête d’un visage pour la voix jusqu’à la construction d’un fantasme fondamental.

C’est sur ce travail, ses moments de bascule, ses modalités particulières et sa logique singulière, que la Passe à l’entrée fait enquête pour l’École. Ce travail est mise en œuvre et élaboration de la logique et des stratégies de l’inconscient. La Passe à l’entrée en recueille le savoir pour l’École et la mise au travail de ses cartels. La singularité et la nouveauté de ce savoir, en regard du savoir que la science extrait du réel, fait la raison d’être de l’École. Elle est freudienne, cette École, de ce que ce savoir est initié par le désir de Freud, et elle est du Québec car pour le moment les sujets dont l’expérience fonde ce savoir sont québécois. Ce ne sera pas toujours le cas pour cette École, où déjà plusieurs cercles sont américains. La Passe à l’entrée devra donc tenir compte du facteur C (les contraintes historiques et culturelles) avec sa définition du croyable et de l’obscène.

En effet, le savoir ici en question s’inscrit dans les limites de cette détermination du recevable (le croyable) et de l’inacceptable (l’obscène) pour la coexistence. C’est sans doute pour cela que l’analyste, suggère Lacan, aurait horreur de son acte. La vérité fait défaut au savoir que requiert cet acte.

Mais il ne se résout pas sans cette confrontation du sujet à la vérité. Le savoir de l’expérience se distingue donc radicalement de la vérité de ce qu’il est d’une part le dépôt de l’expérience même de la vérité et que d’autre part il est l’effet de ce qui de cette vérité peut se transmettre.

La vérité comme telle n’est pas croyable, puisqu’elle ne saurait se transmettre toute et ce, pas seulement du fait qu’elle est obscène. Le défaut structural du signifiant (...-1), le rend inadéquat sinon inapte à une telle transmission. La question reste ouverte et à travailler des rapports entre ce non transmissible dans la vérité, soit l’obscène, et ce défaut du signifiant quant à l’évocation du réel. À cet égard la vérité reste cette exigence intime qui se creuse dans le sujet du fait de sa rencontre avec le réel d’une jouissance, obscène dans sa singularité même qui, comme telle objecte à toute transmission, mais surtout dont la source n’est pas étrangère au défaut de l’Autre de son adresse. Ainsi, le défaut du signifiant comme l’ab-sens de l’Autre de l’adresse, rendent-ils la vérité dans son irréductible singularité, inqualifiable pour la transmission. Aussi reste-t-elle cette vérité, ce qui fait trou dans le savoir, son défaut même.

Or l’enjeu du savoir est inséparable de ce qui de cette effraction de l’être qu’est la vérité se révélerait transmissible. Le symptôme précisément vient à la place où la vérité, comme défaut du savoir, fait objection à toute transmission. L’expérience de la passe et le travail de son cartel se proposent de distinguer et d’extraire le transmissible de l’obscène, pour fonder le statut du savoir dans l’expérience analytique. Le savoir est ce qui de la rupture qu’introduit dans la vie d’un sujet la confrontation à la vérité, peut effectivement se transmettre, sans se corrompre au feu de son obscénité. Dans la vérité où il accède à une jouissance singulière où son être se réduit à ce qui le mène aux portes de sa propre mort, le sujet n’est pas sans découvrir dans et au-delà de cette obscénité même de la vérité, sa condition humaine, une dimension qui structure l’expérience de sa découverte et qui la dépasse, donnant accès à autre chose au-delà de sa singularité et des particularités de sa piètre existence. Ce savoir institue la sphère d’une généralité qui se réfère à l’universel pour fonder une éthique, laissant tomber sur l’autre scène la jouissance singulière qui soutient cette référence et la trahit. L’obscène ne fonde aucune éthique, il les contredit toutes et y objecte. Il ne cède pas sur la jouissance singulière du sujet, en deçà et au-delà de toute autre considération, voire éthique. Sa seule politique est celle d’un plus de jouir. Il est fondamentalement a-social et an-historique. Il est cette face de l’expérience qui renvoie au statut du salaud. Là, quel que soit le statut de l’Autre, il est exploitable ou négligeable. À ce point l’analyse rencontre la stratégie spontanée du pervers.

Au cœur des mécanismes et procédures que l’École doit supporter pour répondre au désir du savoir que requiert le réel singulier dont l’Ab-sens de l’Autre troue l’être du sujet, la passe fait figure de modèle. Elle indique comment, grâce à la transmission, quelque chose de la vérité du sujet dans son rapport à la jouissance se détache de l’obscène pour accéder au croyable. Elle ouvre l’espace où peuvent se vérifier dans les aléas et contraintes de la transmission le fondement et la condition éthiques de l’acte.

La responsabilité éthique des passeurs vis-à-vis tant du savoir que de l’École et de leurs collègues passants, tient là ses raisons. Saisir le transmissible décanté de l’obscène et de sa séduction perverse, pour en faire rapport au cartel. Bien sûr, ils le reçoivent de la bouche même des passants, mais ce n’est pas sans le risque d’y ajouter ni d’en retrancher. De ce risque le cartel sera averti de par sa position en regard de ce qui de la vérité n’est pas croyable dans le champ du savoir. Aussi le passeur s’annule-t-il au regard du cartel à faire défaut au savoir soit par l’ajout de l’obscène soit par le retranchement du croyable. Dans les deux cas ce par quoi le passeur se disqualifie a à voir avec ce qui pour lui fait office de vérité. À vouloir compléter le témoignage du passant, en lever le manque pour le rendre plus «compréhensible» ou plus recevable, le passeur n’échappe pas à l’erreur d’introduire dans le témoignage un excès qui ne relève que de son propre rapport à l’obscène. L’écoute du cartel, dans un premier temps, a cette fonction de distinguer s’il en est, cette éventuelle traîtrise du vrai, du croyable de la transmission.

Cela indique très précisément ce qui peut être en jeu dans la désignation du passeur dans le tas de la candidature : qu’il ait pu rendre compte dans sa lettre de la chute pour lui de l’Autre de la séduction, où la vérité fait bois de l’obscène au feu de l’identification. Le passeur est quelqu’un qui dans le déroulement de son expérience sait quelque chose du vide où l’Ab-sens de l’Autre réduit le sujet de la demande. Confronté à l’insensé de la répétition, il en est au point où la séparation du transmissible et de l’obscène est une exigence intime, sur laquelle le sujet ne peut céder. Le passeur peut rendre compte du point où pour lui l’intransigeance de cette jouissance singulière, où son être se réconcilie avec sa propre mort, est ce point de butée où l’exigence d’un savoir transmissible devient incontournable pour ne pas rester enfermé dans la scène de la vérité. Cette exigence d’une ouverture sur l’Autre, qui requiert l’évocation d’un désir qui articule l’ex-cès à l’ab-sens, signe le moment où un membre est apte au travail de la transmission dans l’École. La Passe à l’entrée recueille ce moment pour celui qui s’y offre.

Ils ambitionnent de participer à la constitution du savoir de l’École sur le travail de ce réel dont se constitue le sujet de la science sans que celle-ci puisse rien en dire. Ils reprennent la position d’analysant pour cette mise au travail de ce que le transfert avait ouvert pour eux sur ce savoir. Ils s’offrent ainsi en tant que sujet, comme la matière et les témoins de la mise en œuvre d’un savoir, qui sans leur rapport à cette jouissance qui les exile de la coexistence, n’aurait aucune consistance. Ils ont identifié dans la logique de leur expérience, dans ses ruptures, ses points de bascule, comme dans la lettre du symptôme ou la formulation du fantasme, un autre lieu d’où se décident sans eux, voire à leurs dépens, les aléas, péripéties et butées de leur histoire, sur des chemins de travers et des lieux-dits, sans commune mesure avec les autoroutes de la conscience et de la coexistence. Ils en ont fait les comptes et le décompte, avec le désir d’apporter et de déposer à l’École, ce qui leur en reste de savoir sur les modalités, les stratégies et les tactiques de ce travail de l’excès en regard de l’ab-sens. En retour, ils comptent bien, de l’archivage des apports de plus d’un, et de tous les autres, faire la base de leur mise au travail sur le savoir qui fonde l’acte que l’expérience promeut en suppléance à l’ab-sens de l’Autre. Ainsi ils auront posé la nouvelle norme et les nouveaux critères d’un membership où chaque Un s’ajoute par son chiffre singulier, sans que la série de ces Uns qui s’ajoutent fasse somme, ni nombre, mais conclut en une structure, celle de l’École du savoir.

Le passant sait le travail qui sépare le transmissible de l’obscène, c’est cela qui soutient dans la passe son désir du savoir dont son expérience est porteuse au-delà de la singularité de son rapport à la jouissance. Il sait que c’est dans son rapport à l’ab-sens que ce savoir est fondé. Il est au point où il veut vérifier la fonction de suppléance possible du savoir en regard à l’ab-sens qui contraint pour lui l’excès à une solitude particulière. Il escompte du risque de la passe une avancée spécifique quant à ce point d’insu dont la traversée le conduit à la passe. Ce qu’il désire savoir du processus ponctue certes le savoir qu’il a extrait du rêve ou du symptôme, mais ne présume en rien de celui qui se construit de la traversée du fantasme ni de l’identification de l’objet où se réduit sa jouissance. Il est porté donc à la passe par un désir de savoir bien singulier, mais la particularité de ce qu’il peut escompter du processus relève du tranchant de l’acte que supporte l’éthique des passeurs face aux exigences du cartel. Quelque chose de l’éthique propre au processus échappe à son désir en regard du savoir. Ce qu’il perd alors du savoir lié au processus, mais enraciné dans son expérience, relève de cette dette du savoir qu’il paye à l’École dont il devient membre. Mais ce savoir dont l’École s’enrichit n’inclut pas sa vérité de sujet, qui est l’acquis fondamental de son expérience. Pas d’École sans le savoir de son expérience d’analysant, mais il n’est pas membre sans cette perte dont il paye son entrée. La vérité de son expérience est perdue pour l’École, comme pour le cartel. Le savoir que met en œuvre le cartel pour l’École à partir de son témoignage est sa dette d’entrée, sa cotisation de membre. La castration articule le rapport du membre à son École.

Le cartel justement a la responsabilité au nom de l’École de s’assurer que l’éthique du processus produit ses effets. Le travail du cartel ne se substitue à, ni ne peut remplacer celui du passant. Il s’agit d’autre chose. C’est l’articulation du travail du cartel initié par le témoignage des passeurs, sur celui des passants pour qui le transmissible se détache de l’obscène, qui crée les conditions d’une mise en forme d’un savoir nouveau, propre à l’École, en regard du savoir qui se constitue dans l’expérience, savoir singulier, propre à l’analysant, mais sans lequel celui de l’École ne se réalise pas. Dans ce sens, le travail du cartel devient une pièce maîtresse de la procédure qui déduit, quant au savoir de l’École, le généralisable et l’universel du singulier de la transmission d’un savoir où la vérité est en défaut. La vérité du sujet n’est pas généralisable, mais la structure, les modalités stratégiques et logique de son surgissement historique, peuvent se vérifier d’un sujet à un autre. La sériation des cas singuliers dans leurs particularités peut faire apparaître des structures, des enjeux et une logique actifs mais non discernables dans l’accumulation des cas, le Un par Un. Chaque cas singulier apporte une perspective unique sur le généralisable qui, mise en série oblige à reconsidérer la question de l’universel.

C’est pour cela que les cartels de la passe doivent avoir une perspective de mise au travail du savoir de l’expérience qui supporte l’archivage. La sommation, par addition ou soustraction des cas et particularités, la mise en parallèle par confrontation ou comparaison des particularités voire des cas, ou la sériation par accumulation et intégration des cas, seront autant de procédés structurant dans l’archivage et le travail du cartel pour cerner et identifier le savoir à mettre au travail dans les cartels de l’École. Ainsi, grâce au travail des cartels de la passe, celle-ci ne sera pas seulement le mécanisme de la transmission du savoir pour l’École, mais elle sera aussi et surtout ce qui fait de cette transmission, tant au niveau des passants qu’au niveau des cartels mis au travail par les passeurs, le mode même de production du passage d’un savoir singulier issu de l’expérience à un savoir plus fondamental, universel dans sa dynamique, aperçu mais non réalisé, dans l’acte qu’il fonde au terme logique de l’expérience.

Là paraît la dimension décisive de la fonction du cartel dans l’établissement du savoir de l’École. L’enjeu du travail du cartel, n’est pas simplement de reconnaître et d’évaluer le savoir en jeu dans le terme logique de l’expérience ou dans les péripéties de son déroulement, mais surtout d’en établir la dimension de généralité en regard de la singularité des conditions de son élaboration dans l’expérience sous le transfert. En effet, le savoir issu de l’expérience ne vaut pour l’École que dans la mesure où s’articulant au généralisable de quelque façon qu’il faut démontrer, il rend compte de la possibilité du recommencement de l’acte dans le champ éthique ouvert par la supposition freudienne d’un Savoir constitutif de l’inconscient, là ou manque l’Autre de l’adresse. Ce savoir, à travers la généralisation que la sériation des cas permet d’en établir au niveau de l’archivage, ouvre sur la perspective d’un universel dynamique où la question de l’enjeu de la psychanalyse comme savoir sur le réel du sujet parlant, se pose face à la science comme représentation du savoir inclus dans le réel.

Je vous propose de travailler ces notes, en cartels à partir de votre expérience du savoir, et en séminaire ou en journées cliniques. Il faudrait que chacun s’engage en connaissance de cause dans la construction de ce mécanisme d’École fondamentale qu’est pour nous la Passe à l’entrée. Il importe certes de ne pas chercher à réinventer la roue concernant cette procédure proposée par Lacan. De la même façon, il importe tout autant de ne pas répéter les erreurs du passé et les erreurs des autres. Compte tenu des conditions historiques dans lesquelles nous créons notre École, il nous faut travailler, chacun à sa place avec les moyens acquis dans l’expérience et le savoir déposé dans cette expérience, à construire un mécanisme proportionné à notre désir de ce savoir d’école.

Québec, juillet 1998


Groupe interdisciplinaire freudien de recherche et d'intervention clinique et culturelle

342, boul. René-Lévesque ouest,Québec, Qc, Canada,G1S 1R9