Psychoses: l'offre de l'analyste

 

Préface
Lucie Cantin

 

 

Les psychoses, les états confusionnels, les mélancolies profondes - je dirais presque toxiques - ne ressortissent pas à la psychanalyse, du moins telle qu'on la pratique jusqu'ici. Il ne serait pas du tout impossible que ces contre-indications cessassent d'exister si l'on modifiait la méthode de façon adéquate et qu'ainsi puisse être constituée une psychothérapie des psychoses.

Sigmund Freud
"De la psychothérapie. Conférence fait au Collège des Médecins, à Vienne, le 12 décembre 1904",
La technique analytique, PUF, Paris, 1985: 17.

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Après La différence sexuelle au risque de la parenté (1997) et L'Universel, perspectives psychanalytique (1997), La Collection "Le Savoir analytique" propose ce nouveau recueil de Conférences et écrits de Willy Apollon, cette fois sur la psychose. Rédigés entre 1983 et 1988, les textes qui composent cet ouvrage sont déterminants. Ils marquent un moment spécifique dans le développement d'une approche théorique inédite sur la question de la psychose. Quinze ans après leur élaboration, nous y retrouvons déjà établis les grands principes et orientations qui fonderont et inaugureront une véritable clinique analytique de la psychose et rendront possible en1982 la création du Centre psychanalytique de traitement pour psychotiques, le "388".

Le titre du recueil pose d'emblée la question qui aura été à l'origine du travail de Willy Apollon dans le champ de la psychose. Que peut offrir la psychanalyse (et le psychanalyste) au psychotique? Comment relever le défi freudien de constituer la psychanalyse comme un Savoir universel concernant l'humain, qui ne saurait donc exclure le sujet dans la psychose? Freud n'a pas omis de soumettre l'univers psychotique à son désir de savoir. Plusieurs de ses travaux en témoignent. Mais il a buté sur la clinique. Il a pensé que le traitement psychanalytique était impossible avec le psychotique entre autres à cause du transfert qui ne pouvait s'installer. Coupé ainsi de la possibilité de l'expérience, qui a toujours constitué chez Freud le lieu d'émergence et de mise à l'épreuve de ses avancées théoriques les plus audacieuses comme des remaniements les plus profonds de sa pensée, son abord de la question de la psychose s'est trouvé réduit à quelques hypothèses non vérifiées.

Plusieurs grands psychanalystes ont tenté de relever le défi mais, parmi eux, Lacan s'est démarqué en proposant une perspective nouvelle. Il revient à Lacan d'avoir fait de la psychose une structure psychique déterminée par une forclusion du Nom-du-Père. Cette approche structurale de la psychose a permis d'établir sa spécificité et de délimiter ses frontières claires par rapport au champ de la névrose, rendant impossible le glissement d'une structure à une autre sur la base de l'aggravation d'une symptomatologie. Avec une telle conception, Lacan introduisait en conséquence une relecture des phénomènes psychotiques (délire, hallucinations, voix, position du psychotique comme objet de la jouissance de l'Autre, etc.). Mais si c'est à Lacan que revient le mérite d'avoir ainsi ouvert le champ du savoir analytique pour y faire entrer la psychose comme un problème fondamentalement humain qui ne saurait donc être exclu d'un "traitement analytique possible", il faut aussi reconnaître qu'il est resté dans une perspective de compréhension et d'interprétation de la psychose et n'a rien laissé comme stratégie possible de la cure.

Tout en restant tributaire des avancées de Freud et de Lacan, l'approche théorique et clinique développée par Apollon tient son originalité, son ingéniosité et sa force, d'avoir fait apparaître ce qui faisait l'impasse du traitement de la psychose: il fallait sortir d'une conception déficitaire de la psychose où le point de référence demeurait la névrose posée comme "normalité", conception qui faisait du psychotique un sujet à qui il manquait quelque chose d'essentiel, le Nom-du-Père et le refoulement qu'il permet. Sur un tel terrain en effet, le traitement ne pouvait être qu'une application du savoir analytique à la psychose visant une stabilisation du délire ou au mieux la constitution d'une suppléance au Nom-du-Père puisque faisait défaut, chez le psychotique, cela même qui lui aurait permis d'avoir accès à une position de sujet désirant, capable de travailler à constituer un savoir issu d'une expérience de l'inconscient guidée sous transfert.

Par ce changement radical de perspective, Apollon revenait à la position fondamentale de l'analyse, comme Freud devant les hystériques du début du siècle. Sans le préjugé du savoir établi dans le champ de la névrose, il fallait entrer dans l'expérience du psychotique pour en découvrir la structure et la logique internes propres. Or, le psychotique, une fois placé en position de sujet d'une parole possible, fait état d'un savoir quant à une confrontation directe à ce que Apollon a désigné comme le Défaut ou le trou dans l'Autre, expérience qui détermine et structure chez lui un "travail spontané" dont la crise signerait l'échec. Le sujet psychosé, dans son délire, fait la théorie de cette expérience qu'il solutionne en se proposant comme l'élu investi d'une mission de réparation de ce Défaut fondamental. Le bouleversement de la perspective théorique tenait à ceci: l'expérience dont faisait état le psychotique permet de revenir à ce qui est au coeur des fondements de la constitution du sujet humain et des effets du langage et de la parole, révélant un rapport direct à ce que précisément la névrose a pour fonction d'occulter avec le mythe du Père et les promesses qu'il soutient. Ce n'est pas dans son savoir quant au Défaut de l'Autre que le psychotique fait erreur. Il dévoile plutôt ainsi l'objet du travail du refoulement et d'oubli à quoi se consacre le névrosé avec le Nom-du-Père. Là où il se trompe c'est plutôt dans l'illusion de pouvoir réparer le Défaut qui est à la source même de la constitution du sujet humain.

La décision clinique aura alors été de prendre appui sur la créativité interne à cette expérience fondamentale plutôt de la contrer. Il fallait inventer une stratégie de traitement qui vise à miser sur ce travail qui mobilisait déjà le psychotique, en le contraignant à produire un savoir qui lui permette de confronter le Défaut de l'Autre sans la suppléance du délire.

Les quinze années de clinique des psychoses qui se sont écoulées depuis l'écriture des textes publiés ici ont vu se développer une conception inédite de la psychose et de la logique de son traitement (cf Traiter la psychose, dans la Collection Noeud). Des perspectives théoriques nouvelles et des déplacements majeurs d'accent dans la façon d'aborder les concepts fondamentaux de la psychanalyse ont permis de penser puis de créer les conditions qui rendent possible le déclenchement de l'expérience analytique avec le psychosé. Il aura fallu par exemple inventer un dispositif de traitement qui produise un champ analytique spécifique pour les psychotiques; repenser la fonction de la crise, son accueil, les conditions de son évolution au cours du traitement; distinguer le traitement et la cure; reconsidérer la question du transfert et les stratégies de sa mise en place; mettre en lumière la fonction et le travail du rêve dans la cure et la spécificité de son action dans les conditions qui président à l'entrée du psychosé dans le désir de savoir; établir à la lumière de l'expérience, la logique de la cure, ses points de butée, son terme, comme distincts de ceux de la névrose; etc.

L'apport décisif de toutes ces avancées a été de lever le préjugé implicite qui hypothéquait la psychanalyse dans son rapport avec la psychose en rendant possible pour la première fois la cure analytique avec le psychotique. En effet, non seulement le psychosé est-il appelé, en position de sujet d'une parole, à témoigner d,une expérience singulière, non réductible à celle du névrosé, mais il peut "faire une psychanalyse", c'est-à-dire entrer dans le transfert et, en position d'analysant et grâce à l'éthique singulière qui le caractérise, porter le désir de savoir qui conduit l'expérience analytique jusqu'à son terme logique.

La clinique de la psychose et les développements théoriques qu'elle a suscités ont initié plusieurs grands bouleversements dans la pensée de Willy Apollon, comme ils ont été l'occasion de confirmer la portée théorique et l'efficacité clinique de certaines avancées déjà en élaboration dès la fin des années soixante-dix. Nous pensons ici à des concepts tels que l'Absence de l'Autre, l'Infondé, aux nouvelles perspectives développées sur la question du langage comme Structure d'adresse surdéterminée par la place vide de l'Autre et aux développements apportés à la théorie sur la question du corps, de la lettre, de la jouissance comme effet de l'Absence dans le vivant, qui ont permis une approche nouvelle de la perversion et des questions relatives à la féminité et ont été déterminants dans la clinique du symptôme et dans la reconsidération de la logique de l'expérience analytique et de son terme dans la cure du névrosé.

Dans ce va-et-vient perpétuel entre théorie et clinique, Willly Apollon témoigne de sa position essentiellement freudienne. La théorie analytique est une théorie du savoir qui prend à témoin le réel de l'expérience tout en étant contrainte à une rigueur qui rivalise avec celle de la science et en assure sa transmissibilité. Le développement théorique marqué par cette ouverture au réel de l'expérience qui le traverse, l'interroge, le guide et le vérifie, ne sort jamais en effet du champ de la psychanalyse et de son objet. La production du savoir est issue de l'expérience et jamais de l'inter-texte. C'est sans doute ce qui fait la force et l'autorité de sa pensée qui, pourtant sans concessions théoriques, n'en produit pas moins chez le clinicien, le non spécialiste ou l'intellectuel, ce même effet de vérité où se reconnaît que c'est du lieu du savoir de l'Autre en eux que chacun est appelé à entendre.


Groupe interdisciplinaire freudien de recherche et d'intervention clinique et culturelle

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